Rouslan et Ludmila

PROLOGUE

Un chêne vert au creux de l'anse.
Sa chaîne d'or fixée au tronc
Un chat savant, dans le silence,
Nuit et jour déambule en rond.
A droite il chante une rengaine,
A gauche il ronronne un secret.
Ce lieu est hanté de silènes,
D'esprits hirsutes des forêts.
Ici, l'ondine sur la branche
Se berce au-dessus des buissons
Le clair de lune sur sa hanche
Frise l'écaillé de poisson.
Traces de bêtes solitaires,
Sur des sentiers inexplorés,
Fourrés obscurs pleins de mystère,
Silence glauque des marais,
Halliers perdus et terre vierge
Qui n'a jamais connu le soc,
Cabane aveugle qui émerge
Sur pilotis de pieds de coq.
Vallons et bois chargés de rêve...
La mer y lance sur la grève
Un flot toujours renouvelé,
Puis se retire en un murmure
Abandonnant sur le piton
Des chevaliers dans leur armure
Sous la conduite d'un triton.
Un jeune prince à tête blonde
S'empare au passage d'un tyran
Et dans les nues aux yeux du monde
Par dessus les gouffres béants
Un magicien porte un géant.
Dans sa cellule une princesse
Se lamente sur son destin.
Un loup gris, dévoué s'empresse
A la servir soir et matin.
Là le mortier de la sorcière
S'en va tout seul, clopin-clopant,
Le roi Kastchei dans sa tanière
Se consume aux feux des diamants...
C'est là que souffle l'âme russe,
Et son parfum, je l'ai humé,
Et goûté l'amertume douce
A la coupe de l'hydromel.

Au bord de l'eau, sous le grand chêne
J'ai rencontré le chat savant.
Il m'a susurré ses rengaines
Dans la crique à l'abri des vents.
Il m'a murmuré ses histoires
A l'heure des chauves-souris,
A l'heure où tous les chats sont gris,
J'en garde une dans ma mémoire...

1820

Traduit par Jean-Luc Moreau